Par Bernard Descampiaux
Extrait du livre de Bernard Descampiaux « Lettres aiguës et accents graves »
Fallait-il que tu sois zélé à ce point ?
Les temps sont difficiles en 1959. Je suis cerné de toutes parts. Mauvais élève qui n’arrive pas à la cheville de son frère, j’engage une dégringolade intérieure, qui me conduit vers des gouffres de terreur face à ma vie en « capilotade ». Personne ne semble à même de comprendre mes appels de détresse silencieux. Je dissimule tout sous mon masque de clown, imitant Fernand Raynaud et Robert Lamoureux.
Mes parents sont des grands, sans cesse occupés ailleurs par ce qui est vraiment important dans la vie, c’est-à-dire le travail incessant, mais aussi le travail permanent, et sans doute encore le travail ininterrompu, hormis la nuit (mais tout le monde dort) et le temps des repas (mais chacun parle encore travail, dossiers, clients…).
Un enfant aime qu’on prenne soin de lui. Je suis pareil aux autres. Quand je suis malade, maman me soigne tendrement. Alors pourquoi pas ! Je me spécialise dans les grands classiques du type grippes, angines, otites, et lorsque l’infection tarde à venir je chauffe le thermomètre sur le radiateur (attention à ne pas le faire claquer). J’ai aussi mangé du savon (c’est dégueulasse !) mais cela n’a pas donné les résultats escomptés.
C’est aussi qu’il me faut absolument tout tenter pour ne pas être obligé de me rendre à l’école, cet horrible endroit de plus en plus angoissant et qui me donne la nausée.
En ces temps tristes de novembre, à quelques semaines de mes douze ans, faut-il monter d’un cran, être encore plus malade ? On ne choisit pas ce qui vient. Et c’est toi qui te pointes, petit poliovirus, minuscule mais efficace, capable de paralyser en quelques heures et d’affoler l’environnement familial pour autre chose que mes notes scolaires.
Au début, tu te fais discret, pour ne pas dire courtois. Je ne sais plus remuer le gros orteil. Je dis à mon père :
– Papa, je ne sais plus bouger le gros orteil.
Il a ri. Il s’étalait dans son fauteuil, les pieds sur une chaise, tirant sur sa pipe. C’était le soir, après le repas. Mon frère aussi a ri. Il est déjà chez les grands. Il rit comme les grands.
Je n’ai rien dit à ma mère. Pourquoi ? Je ne sais pas. Le gros orteil c’est sans doute une histoire d’hommes. Une histoire de muscles, de force, de virilité sans doute. Peut être qu’elle n’aurait pas ri, qu’elle se serait arrêtée de courir partout, qu’elle aurait pris mon pied :
– Alors, qu’est ce qu’il raconte ce gros orteil ? Il joue les petits paresseux ? Il est endormi ?
Peut être que j’aurais ri aussi.
Le lendemain soir, plus personne ne riait. Le médecin était venu. Celui de famille. Celui en qui on a confiance, qui connait tout le monde depuis si longtemps. Qui soigne si bien.
Il ne s’est pas comporté comme d’habitude. Il n’a pas rédigé la longue et belle ordonnance à l’encre bleue, au stylo plume, de sa belle écriture d’écolier appliqué, comme il le fait d’habitude, pour mes angines, mes otites, mes grippes, et toutes ces petites maladies dont j’ai pris la fâcheuse habitude. Il a juste laissé tomber son diagnostic verdict : « poliomyélite ».
Ma mère a dû faire répéter, faire préciser :
« Ce n’est quand même pas la paralysie infantile ? »
« Si Madame ! »
Ce soir-là je suis sorti de l’enfance sans le savoir. La légèreté, la vivacité, la sveltesse et la souplesse de mon corps, c’était terminé. Définitivement. Je venais d’entrer en lourdeur et en pesanteur. Je n’avais plus vraiment de corps. J’étais devenu une masse de chair flasque qu’il faudrait traîner toute la vie. Petit poliovirus, croyais –tu ainsi me rendre service ?
Je me couche encore plus ou moins valide pour ne jamais plus me relever comme avant. Malheureusement, je n’avais pas envisagé toutes les conséquences, les séquelles comme diront les médecins. Car tu as fait fort, tu t’es disséminé partout, remontant goulûment ma moelle épinière, te régalant de mes terminaisons nerveuses, les dévorant à belles dents, tu ne sais plus te maîtriser et tu en fais plus que nécessaire. Tu aurais pu te contenter de t’en prendre à quelques centres nerveux moteurs, sans pour autant les détruire comme tu l’as fait. La paralysie aurait alors été réversible ce qui ne fut pas le cas. De plus tu as salopé le travail, petit énervé écervelé, disséminant des séquelles au hasard, ne laissant rien totalement intact, ne détruisant rien intégralement. Tu compliqueras de beaucoup le processus de rééducation qui s’ensuivra.
Tu aurais pu ne pas t’acharner, régresser plus rapidement, m’éviter des complications qui me conduiront au bord du grand passage, parce que tu cherches à investir mes poumons. Après tout, tu étais plus vieux que moi puisque tu sévissais déjà 3 400 ans avant Jésus Christ… Ton grand âge et ton expérience me laissaient espérer une meilleure manière de s’y prendre. Moi, je n’étais encore qu’un jeune enfant qui parcourait des chemins hasardeux en s’imaginant y trouver plus d’affection.
Affection : ce mot à double sens, ce mot signifiant autant traumatisme qu’attachement. Comme un deux-en-un en quelque sorte …